Bien que les exploitations spécialisées dans l'élevage, si vastes soient-elles, soient d'ordinaire des lieux calmes, un grand tumulte de mugissements s'élevait ce jour-là de la ferme expérimentale. « Ils doivent avoir séparé les veaux de leurs mères ce matin », me dit Temple quand nous arrivâmes devant le parc à bestiaux, et c'était bien ce qui s'était produit. Nous aperçûmes une vache qui vagabondait toute seule à l'extérieur de son enclos, cherchant son veau et meuglant. « Ce n'est pas une vache heureuse, commenta Temple. Elle est triste, malheureuse et contrariée. Elle veut son bébé. Elle meugle parce qu'elle ne le trouve plus, et elle est partit à sa recherche. Elle l'oubliera un moment, et puis elle recommencera. C'est comme un chagrin ou un deuil - on n'a pas beaucoup écrit sur ce thème. Les gens n'aiment pas attribuer des pensées ou des sentiments aux bovins - Skinner, lui, ne leur en attribuait pas.
Quand elle préparait sa licence dans le New Hampshire. Temple avait écrit à B. E Skinner, le grand béhavioriste, et elle s'était débrouillée pour qu'il la reçoive. « C'était un peu comme si Dieu m'avait accordé une audience, me dit-elle, et j'ai été très déçue de constater que ce grand homme n'était qu'un être humain ordinaire. Il m'a déclaré : "Il n'y a pas lieu de se demander comment le cerveau marche - c'est seulement une affaire de réflexes conditionnés." Mais, pour moi, les stimuli et les réponses n'expliquaient pas tout. » Durant l'« ère Skinner », conclut Temple, les psychologues avaient nié que les animaux puissent ressentir des émotions et rationalisé leurs comportements en les automatisant ; ç'avait été une période extraordinairement cruelle, tant dans le domaine de l'expérimentation animale qu'en ce qui concernait la gestion des fermes et des abattoirs. Elle avait lu quelque part que le béhaviorisme était une science sans coeur, et elle partageait tout à fait cette opinion : elle s'efforçait, quant à elle, de sensibiliser au maximum les éleveurs à la sensibilité animale.
La vue de cette vache affligée et l'audition de ces mugissements déchirants irritèrent d'autant plus Temple qu'elles la firent penser aux révoltants procédés de mise à mort encore employée dans certains abattoirs. Bien qu'elle ne se soit jamais intéressée aux poulets, me dit-elle, la façon dont ces volatiles étaient tués lui semblait particulièrement atroce : « Quand l'heure est venue pour les poulets de finir en croquettes, ils les prennent et les suspendent par les pattes pour leur trancher le cou », m'apprit-elle. Et les bovins étaient promis à une fin tout aussi abominable dans les vieux abattoirs kascher : les boeufs y étaient également enchaînés cul par-dessus tête, afin qu'ils se vident totalement de leur sang, après avoir été égorgés. « Ils ont parfois les membres brisés, me précisa-t-elle, et ils hurlent de souffrance et de terreur. » Dieu merci, ces pratiques n'avaient pas cours partout : quand il est convenablement effectué, « l'abattage est plus humain que la nature », poursuivit-elle. « Huit secondes après l'égorgement, le cerveau secrète une dose massive d'endorphines qui permet à l'animal de mourir sans souffrir. Il en va de même dans la nature quand un mouton se fait déchiqueter par des coyotes : la nature a créé ce mécanisme pour atténuer la souffrance de l'animal agonisant."
Seules étaient condamnables, à ses yeux, les douleurs et les cruautés évitables, ainsi que les angoisses et les stress inutilement infligés aux animaux avant le coup fatal, et c'était surtout ce qu'elle voulait empêcher. « Je veux réformer l'industrie de la viande », me déclara-t-elle, non sans ajouter immédiatement "Contrairement à d'autres, je ne réclame pas la fermeture des abattoirs : c'est une position extrémiste, et, qu'ils soient de droite ou de gauche, les extrémismes m'inspirent une aversion extrême. »
Extrait de Oliver Sacks, Un anthropologue sur Mars, Seuil (1996), ISBN 2-02-023824-1
Temple Grandin a écrit Ma vie d’autiste (1986), Trad. Fr. chez Odile Jacob (1994)
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